Alors que le déconfinement s'amorce et que la pression sur les capacités d'accueil hospitalières décroît progressivement, médecins et soignants, fatigués mais motivés, poursuivent leur combat contre la pandémie. A l'hôpital de Rambouillet, le Dr Sophie Montagnon, médecin urgentiste, maintient le cap sans ménager ses efforts. Son témoignage est l'un de ceux emblématiques de ces femmes et ces hommes qui se sont engagés sans compter...
Quel regard portez-vous sur ces semaines passées en première ligne face à l'épidémie de COVID-19?
Le caractère inédit, exceptionnel de cette situation sanitaire, que ce soit sur le plan social et sociétal, a été largement commenté. On évoque plus rarement son caractère particulier sur le plan médical et scientifique. Nous faisons face à une maladie dont nous ne savons encore que peu de choses, mais où chaque jour compte et nous permet d’en apprendre un peu plus, grâce au travail incroyable des nombreux experts et chercheurs (infectiologues, virologues, épidémiologistes, de santé publique, etc..) et de leurs équipes.
Elle touche beaucoup de monde, à une échelle planétaire, et s’est installée en peu de temps. Il faut réfléchir et décider dans l’incertitude, quasiment en permanence, alors que nous sommes habitués à cette médecine d’indicateurs, de scores, de marges d’incertitude de plus réduites justement. Sans compter que cette infection virale remet en question beaucoup de nos perceptions. Pour ne citer qu’un exemple, l’absence fréquente de signes de détresse respiratoire alors même que le malade manque profondément d’oxygène et pourtant, ne le sent pas. Nos sens ont donc tendance à nous tromper et il a fallu rapidement recentrer nos repères pour mieux utiliser nos ressources, car à cette difficulté s’ajoute la tension majeure sur l’ensemble des moyens humains et matériels.
C’est un révélateur du niveau de rigueur et de santé des modes de raisonnement, à l’échelon individuel et collectif, pour éviter les biais cognitifs et les décisions absurdes. Or, cette rigueur et cette santé ne se travaillent pas au dernier moment… Depuis des années, les soignants alertent sur la vulnérabilité de notre système de santé, particulièrement dans le domaine des soins non programmés, que sont en première ligne la médecine d’urgence et la réanimation, parce qu’ils ont du mal à se plier à la volonté du virage ambulatoire et de la T2A. Parmi d’autres facteurs, la refonte du temp de travail des urgentistes, la réduction des équipes soignantes à leur strict minimum (voire moins), la disparition progressive du squelette humain de l’hôpital que sont les services supports, ont considérablement réduit notre capacité à nous former, à nous entrainer, à entretenir cette indispensable culture générale du soin, à nous connaitre et à nous préparer à des situations exceptionnelles. Ceux qui l’ont fait, l’ont fait généralement sur leur temps libre, à leurs frais bien souvent, mais tout le monde n’en avait pas les moyens et l’envie.
Alors aujourd’hui, quand je vois l’ensemble des professionnels de santé de mon territoire se mobiliser, aux côtés des patients, face à cette maladie, face au risque pour eux, pour leurs collègues, pour leurs familles, parfois revenir à un domaine de la médecine ou du soin qui n’est plus le leur depuis des années, quand je vois les étudiants gagner en autonomie, en responsabilité, quand je vois disparaitre l’historique fossé entre administration et corps soignant à l’hôpital avec un établissement qui avance comme un seul homme, j’y vois surtout la preuve de la passion et de l’engagement qui est toujours là, et dont je suis fière.
Comment cette crise a-t-elle impacté votre travail, vos relations avec vos confrères et les autres soignants?
Cette crise mobilise énormément des compétences acquises lors de ma formation, en médecine d’urgence, en maladies infectieuses, en gestion des risques et des crises, en gestion des épidémies émergentes. Cette préparation, années après années, ce temps consacré au détriment d’autres moments, d’autres activités, cet engagement, cette curiosité, tout cela a d’un seul coup un sens particulier. L’établissement s’est engagé sans réserve dans la gestion de la situation dès le début, avec une mise en place de circuits dès fin février et une adaptation régulière à l’évolution de la situation. Cela a nécessité une importante coordination, beaucoup de confiance, beaucoup de souplesse.
Grâce à la solidarité et la cohésion dont ont fait preuve les médecins de l’hôpital, de toutes spécialités confondues, les médecins libéraux du territoire, les médecins du Service de Santé des Armées sous convention avec notre hôpital et les médecins intérimaires, la charge de travail est répartie autant que possible. Nous avons donc pu maintenir, jusqu’à présent, les standards de qualité et de sécurité des soins, malgré la réduction des effectifs, car d’un autre côté, aux urgences, nous avons 2 médecins retenus à l’étranger et 2 médecins enceintes, qui ont dû, à regret, renoncer à travailler. J’ai la chance de travailler avec une équipe paramédicale géniale qui s’est également mobilisée, avec l’aide de renforts des autres services de l’établissement et de l’extérieur.
Mon temps de travail n’a pas fondamentalement explosé… dans la mesure où je suis largement engagée, depuis toujours, dans mon métier. Je ne suis pas un cas isolé. Beaucoup de collaborateurs à l’hôpital, administratifs, techniques, ou soignants ne comptent déjà pas leurs heures en temps normal. Ces rythmes très denses, quotidiens, je les ai déjà connus par le passé, en mission à l’étranger notamment. Nous sommes plusieurs à avoir certes dû abandonner, temporairement du moins, beaucoup de projets, comme la mise en place, grâce à un groupe de travail génial et investi, d’un programme de formation en simulation sur les violences au sein du couple, les séances de formation des internes ou l’amélioration du programme informatique utilisé aux urgences pour la gestion des patients. Et réinjecter cette énergie dans la gestion de la situation.
Quel a été le plus difficile?
Ce qui est difficile, je l’ai mentionné, c’est l’ignorance de beaucoup de choses. Il y a des questions auxquelles nous mettrons du temps à répondre : le traitement, les stratégies d’oxygénothérapie... A chaque instant, un questionnement éthique et déontologique sous-jacent. Car là, il n’y a pas de décision sans conséquence, pour le malade lui-même, pour les autres malades, pour les soignants. Il y a des jours plus durs que d’autres. Et il y en aura de plus durs encore. Les taux de mortalité sont importants pour les formes graves. C’est un combat, en équipe, patient et équipe soignante, pour chacun de nos malades. Tout ça malheureusement sans la présence des familles, alors on essaie de trouver d’autres moyens avec les téléphones surtout. Chaque jour est un jour de gagné. Sur la maladie, sur l’épidémie, pour la recherche.
Veiller, encore et toujours, sur soi, sur ses collègues, sur ses malades. Être vigilant, toujours. Même avec la douleur à cause du masque qui finit souvent par faire mal au nez, quand il n’entaille carrément pas la peau, même avec la chaleur sous les surblouses, même avec la soif et la bouche sèche parce qu’on ne boit pas quand on porte un masque, même avec le frein respiratoire du masque, qui donne des courbatures et oblige à forcer la voix pour parler, tout ça pour qu’autour personne ne comprenne rien quand même.
Comment avez-vous vécu cette situation dans votre vie personnelle?
Mon quotidien a bien sûr été impacté par les circonstances. Il ne s’agit pas seulement de se protéger à l’hôpital, mais aussi à l’extérieur. Même après 30h de travail, alors qu’on veut juste dormir au plus vite. Ne pas transiger avec les gestes barrière et avec une hygiène de vie la plus irréprochable possible : manger, dormir, s’aérer l’esprit, le corps. Le quotidien d’un soignant, malgré les témoignages de soutien, ce n’est pas toujours simple. Je n’ai trouvé personne pour accepter de sortir mes 2 petites chiennes (qui sont exemplaires dans ces circonstances). J’ignore si mes voisins connaissent mon métier et leur réaction s’ils l’apprenaient. Les livraisons des commerces en ligne sont suspendues pour la plupart et les horaires des commerces traditionnels sont parfois incompatibles avec les miens. Mais dans l’ensemble, ça va. Je suis veuve, sans enfant. Je comprends l’inquiétude de mes collègues face aux risques pour leurs proches, la difficulté de gérer le confinement de ses proches, l’école à la maison, en plus du travail.
Quel message fort avez-vous envie de faire passer?
“No man is an island”, aucun homme n’est une île. Ce superbe poème de John Donne résonne doublement en ces heures sombres.
Par le principe de responsabilité que nous nous devons tous les uns envers les autres, tout d’abord. Il n’y a pas de petite entorse avec les règles des gestes barrières, de la distanciation sociale, de l’habillage/déshabillage car ses conséquences ne s’appliquent pas à leur auteur mais à nous tous. Nous avons tous le pouvoir de faire de notre mieux, chacun autour de nous, pour mettre en œuvre ces mesures qui participent à la résolution de cette crise. Mais nous ne sommes pas des machines. La fatigue, l’inattention, l’anxiété, la préoccupation, la tristesse peuvent nous faire faire des erreurs. Dans ces moments-là, que nous connaitrons tous, ayons ou soyons un collègue, un ami pour rappeler leur importance en toute bienveillance. Mais aussi parce que demain, comme tous les matins depuis plusieurs semaines, c’est avec fierté et énergie que je vais rejoindre mon service.
Ces émotions, je les dois d’être encore là à tellement de choses qui ne m’appartiennent pas: à mes proches et à mes amis, qui ont dû bien souvent supporter et accepter l’importance de mon engagement et qui ne se sont pas éloignés pour autant ; au dynamisme de mes collaborateurs (consœurs, confrères, équipes) du soin, des services techniques et logistiques, de l’administration ; aux patients, qui nous font l’honneur de leur confiance, qui m’épatent aussi quand, malgré les dispositifs qui les encombrent, ils réussissent l’effort incroyable de changer de position, élément essentiel dans la gestion de l’atteinte respiratoire; aux familles, qui dans les profondeurs des drames et des angoisses qu’elles affrontent, arrivent encore à nous remercier ; au travail de tous ceux qui, à tous les niveaux, se démènent pour soigner, pour administrer tout ça, pour trouver des solutions d’approvisionnement en équipements de protection, en médicaments, en consommables, de toux ceux qui optimisent notre équipement électrique, informatique, qui réinitialisent nos mots de passe, qui nettoient nos locaux, changent nos draps, lavent nos tenues, qui nous nourrissent, qui nous écoutent, qui nous renforcent, qui nous soutiennent, qui nous supportent aussi parfois, avec nos caractères. C’est parce qu’ils l’ont toujours fait, même avant la crise que nous traversons, que cette flamme est toujours là.